La lutte contre le terrorisme est essentielle pour garantir la sécurité des citoyens qui constitue également un droit fondamental. Dans sa résolution 1456 (2003) et dans des résolutions ultérieures, le Conseil de sécurité des Nations unies a souligné que les États doivent veiller à ce que les mesures qu’ils prennent pour lutter contre le terrorisme soient conformes à toutes leurs obligations internationales et respectent les normes du droit international, en particulier les instruments relatifs aux droits de l’homme, au droit des réfugiés et au droit humanitaire. Il revient à ces Etats de garantir la protection des libertés que les sociétés civiles sont en droit d’exiger et d’exercer.

L’Assemblée nationale a adopté en première lecture, le 20 novembre dernier, le projet de loi relatif à l’état d’urgence (551 pour, 6 contre, 1 abstention). Le texte vise à proroger l’état d’urgence et à modifier la loi de 1955 relative à l’état d’urgence (L. n° 55-385, 3 avr. 1955). Par ailleurs, durant son discours devant le Parlement réuni en congrès à Versailles le 16 novembre, le chef de l’Etat a annoncé une révision constitutionnelle afin de mettre en place « un régime constitutionnel permettant de gérer l’état de crise. » ce qui signifie, en clair, institutionnaliser la mise en œuvre de mesures exceptionnelles sur une longue durée.

Pour rappel, la procédure d’état d’urgence est définie par la loi du 3 avril 1955, modifiée par l’ordonnance n° 60-372 du 15 avril 1960. Il s’agit d’un état d’exception qui restreint les libertés. Aux termes de son article 1er : «  L’état d’urgence peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain (...), soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique  ». Selon l’article 2, cet état est « déclaré par décret en conseil des ministres. Ce décret détermine la ou les circonscriptions territoriales à l’intérieur desquelles il entre en vigueur (...). La prorogation de l’état d’urgence au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi  ».

Selon l’article 3, « la loi autorisant la prorogation au-delà de douze jours de l’état d’urgence fixe sa durée définitive  ».

L’article 5 précise que l’état d’urgence donne trois pouvoirs au préfet : interdire la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et aux heures fixées par arrêté ; instituer, par arrêté, des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé ; interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics.
L’article 6 fixe les assignations à résidence que peut décider le ministre de l’intérieur. Selon l’article 8, ce dernier et les préfets peuvent ordonner la fermeture provisoire de certains lieux (salles de spectacle, débits de boissons, salles de réunion et toute réunion pouvant troubler l’ordre public).
Selon l’article 11 le préfet peut ordonner les perquisitions de domiciles de jour et de nuit. Ils peuvent aussi prendre toute mesure pour contrôler la presse et les publications de toute nature.

Le cadre juridique étant ainsi posé, la question qui se pose est la suivante : un état de droit peut -il vivre pendant des mois en état d’urgence ?

Si l’état d’urgence peut se justifier dans la période suivant les attentats pour accélérer les enquêtes, atteindre plus efficacement les groupes terroristes, caches d’armes et autres projets d’attentats, quel est l’intérêt opérationnel de maintenir un état d’urgence de long terme ? Nous savons parfaitement, malheureusement, que même si l’on peut envisager un démantèlement à trois mois des groupes directement impliqués dans les attentats du 13 novembre, la menace terroriste ne disparaîtra pas de sitôt.

Or, et encore malheureusement, les concessions faites dans ces moments de traumatisme risquent de ne plus être rétrocédées, et le risque imminent de voir le gouvernement inclure dans une révision constitutionnelle les moyens d’utiliser les voies d’action telle que par exemple la privation de liberté sans l’intervention du juge, les perquisitions administratives hors cadre de la procédure pénale (qui nécessitent actuellement la promulgation d’un état d’urgence), dans l’arsenal classique de la lutte anti-terroriste est grand.

Comme le dit l’une des 6 députés ayant voté non à la prolongation de cet état, Isabelle Attard (EELV), tout se passe comme si l’État voulait mettre les juges à l’écart de la lutte anti-terrorisme. Et elle rappelle qu’en temps normal, “les policiers doivent présenter des preuves aux juges, c’est une étape obligatoire pour ne pas perdre un temps précieux à détruire la vie d’innocents”. Il est dommage qu’elle se soit trouvée si seule à défendre ce principe fondateur des États de droit modernes.

La naïveté n’a pas sa place dans un contexte de peur généralisée savamment entretenue en outre par le pouvoir. Je reprendrai ici l’analyse pertinente de la FIDH :
« Les violations graves des droits humains constituent aujourd’hui le quotidien de nombreuses sociétés et citoyens dont les régimes ont détourné la peur légitime du terrorisme à leur profit politique. Les politiques ultra sécuritaires, motivées par l’urgence et/ou des considérations électorales ou de courte vue, perdurent souvent : l’exception devient la norme, le dérogatoire devient le droit commun, le provisoire devient définitif. Les graves violations qu’impliquent ces politiques nourrissent dans de nombreux pays l’incompréhension, l’intolérance, le repli identitaire, le racisme voire l’esprit de vengeance qui alimente le terrorisme. Dans de nombreux pays, elles ont finalement été détournées de leur but pour museler toute contestation pacifique.  »

Aucune législation d’exception en réaction à des actes terroristes n’a jusqu’ici prouvé son efficacité. (cf le Patriot Act aux USA, lois d’exception en Egypte) Elles ont, en revanche, toutes mené à des violations flagrantes et parfois même systématiques des droits de l’Homme, souvent dans l’impunité totale : racisme et discrimination fondée sur l’origine ethnique ou nationale, violences, neutralisation de la justice, violations du droit à un procès équitable, violation de la présomption d’innocence, musellement des média et de la société civile, atteintes graves au droit à la vie privée et à la liberté d’expression, …..

Les choses vont mieux en les disant et accepter un recul grave de l’Etat de droit revient à court ou moyen terme à accepter, en connaissance de cause, à basculer dans une république autoritaire. Ce qui est en cause ici, n’est pas seulement l’indispensable lutte contre le terrorisme mais bien l’extension dangereuse des pouvoirs de l’Etat sans aucune garantie judiciaire qui, du fait des moyens exceptionnels dont il dispose, pourront être mobilisés par lui ou par d’autres, à d’autres fins que la lutte contre le terrorisme et risquent de servir, en fin de compte, à étouffer tout mouvement social et/ou contestataire.Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre et finit par perdre les deux”. Benjamin Franklin